Si vous suivez mon road-trip gaspésien, vous savez que nous nous étions arrêtés au pied du Mont Jacques Cartier pour partir à la découverte du caribou. Malheureusement, à l’inverse de ce coin secret qu’incarne le Mont Ernest-Laforce où j’étais le matin même, le « Mont aux caribous » est très célèbre et les touristes s’y ruent en nombre pour espérer rencontrer l’icone canadienne. Et qui dit afflux touristique dit dégradation de la nature. Fort heureusement, les employés du SEPAQ veillent à son respect et certains d’entre-eux ont un œil si passionné et averti que les échanges qu’on peut avoir avec eux transforment votre vision du monde… Zoom sur une partie de mon voyage qui a tourné à la prise de conscience inquiétante.
L’ascension fut rude et rapide, pressé par le temps, je devais arriver au sommet le plus tôt possible pour espérer voir un caribou. Les quelques voyageurs que j’ai croisé sur le sentier m’ont tous affirmé n’en avoir vu aucun aujourd’hui. Le brouillard épais et les forêts boréales qui occupent les plus hauts sommets gaspésiens donnaient une aura mystique au lieu. A travers la toundra alpine, je cherchais les traces de ce cervidé légendaire. Je ne pouvais accepter l’idée de repartir de Gaspésie sans l’avoir rencontré…
Un repère de garde forestier trônait au sommet du Mont Jacques Cartier. A l’intérieur, le garde préparait les dernières bûches afin de chauffer la cabane pour la dernière demi-heure avant de redescendre. Pas très bavard, j’ai tenté à plusieurs reprises d’amorcer une discussion. Ce garde était décidément le cliché même du bûcheron québécois : Robuste, barbu, équipé d’une chemise à carreau et d’une hache, solitaire et montagnard, il n’avait pas l’air très sociable. J’ai cependant pu glaner quelques infos : Aucun caribou n’avait été aperçu aujourd’hui, mais je pouvais bifurquer sur un petit sentier secret au milieu de la toundra alpine avant d’entreprendre la descension de la montagne. Avec un peu de chance, je pourrais peut-être y surprendre quelques animaux sauvages… Il m’a également indiqué, au cas où, comment réagir face à un caribou : Contrairement à ce qui est raconté, il ne faut pas s’accroupir, le caribou sait identifier l’Homme et si celui-ci se baisse, il pourrait le confondre avec un prédateur. Le caribou est curieux, il peut vouloir s’approcher de l’Homme pour l’analyser.
La rocaille qui dominait les lieux empêchait de distinguer correctement les chemins à suivre malgré les balises constituées de tas de pierres (à cette altitude, il est interdit de sortir des sentiers pour respecter la flore fragile de la toundra alpine). Avec les indications fournies par le garde forestier, j’ai finalement trouvé cette fameuses parenthèse au chemin principal qui s’enfonçait au travers des quelques sapins pas plus hauts que 3 pommes. J’ai traversé un coin si paisible et vierge de toute présence humaine que j’en suis venu à oublier tous les tracas stupides qu’on peut se ressasser en permanence : Pour quelqu’un comme moi, c’est bien sûr quasiment impossible en temps normal. Malgré mon apaisement, je n’ai pourtant trouvé aucun caribou sur ce dernier sentier avant la re-descente.
De retour sur le chemin principal, j’étais relativement dépité. C’est à ce moment précis que j’ai compris que ma randonnée allait finalement se terminer en beauté :
L’animal emblématique du Canada était là, devant mes yeux, à une 100ène de mètres de moi. Et il avançait paisiblement, il semblait intrigué par ma présence. C’est alors que le garde forestier est apparu derrière moi, lui aussi descendait pour prendre la dernière navette de la journée. Nous avons observé ce roi de la forêt boréale passer près de nous pour disparaître dans la brume alentour. Nous descendîmes alors, mon nouveau compagnon de route et moi, le reste du Mont Jacques Cartier à pas hâtés. Mon détour par le sentier secondaire et le temps que nous avons passé à observer le caribou nous a retardé et nous risquions de louper le dernier bus.
Lors de cette descente, le forestier semblait bien plus enjoué qu’en préparant le bois dans sa cabane, et nos échanges jusqu’au bas de la montagne furent des plus intéressants. Tandis que nous ramassions ça et là les quelques détritus laissés par les touristes négligents, nous nous sommes fait part du regard que nous portions sur l’Humanité avec une dose de mépris suffisante pour perdre de notre objectivité…
Le caribou n’est plus le roi qu’il était : A l’heure actuelle, le nombre de caribous sauvages dans le Québec méridional n’est plus que de 95, tous comptabilisés sur le Mont Jacques Cartier. Pour info, le Québec méridional représente 2 fois la taille de la France. Les naturalistes estiment que les caribous auront disparu d’ici 10 ans malgré les tentatives de protection entamées (comptage par hélicoptère, chasse des coyotes, sensibilisation des touristes…). Parmi les dernières causes identifiées : La présence d’un césium radioactif qui a contaminé les quelques végétaux survivant dans la toundra alpine, principale source de nourriture des caribous. On suppose que les spores de champignons contaminés sont arrivés dans les forêts boréales québécoises par le biais de chaussures de randonnée mal nettoyées de touristes venus de Norvège. Là bas, les rennes (cousins européen des caribous) ont été infectés par les retombées radioactives de Tchernobyl qui ont touché les lichens et autres végétaux. Il existe de nombreuses autres causes bien plus graves dont nous reparlerons dans un prochain article.
Je pourrais encore vous écrire de nombreuses lignes sur nos conversations, allant de l’importance du castor dans la préservation de l’écosystème montagnard, des papillons, des oiseaux ou encore du mépris de l’Homme pour la nature, la discrétion ou la solitude… Retenez juste une chose : La fragilité de notre monde est bien plus grande que nous ne l’imaginons. Ces rencontres avec le caribou, le garde forestier, la faune et la flore du Mont Jacques Cartier ont bouleversé ma vision des choses sur bien des aspects. Quand on en vient à devoir installer des centaines de pièges à papillons pour capturer des insectes (arrivés d’Asie… on se demande bien grâce à qui) qui menacent toute une partie de la forêt boréale, on se dit que l’équilibre avec lequel nous jouons en permanence est plus que fragile. Nous devrions cesser de contempler notre nombril, cesser de rire de ces hommes solitaires perchés dans leurs montagnes et faire un pas vers eux pour comprendre l’étendue des dégâts que nous causons autour de nous. Si le simple fait de ne pas laver ses chaussures pour voyager peut mettre en danger toute une espèce à l’autre bout de la planète, imaginez un peu la force de frappe qu’impliquent toutes nos grandes décisions.
De retour à ma voiture, j’ai repris le chemin du Mont Albert où j’allais pouvoir reprendre mes forces avant d’attaquer une dernière journée de randonnée dans le Parc National de la Gaspésie. Mais avant de dormir, j’ai souhaité assister à une conférence d’un autre garde forestier, celui du Mont Albert. Elle traitait justement du caribou… Mais nous en parlerons une prochaine fois ! Je vous dis donc à vendredi prochain pour un nouvel article.
*Nom du morceau : Nighthawk Forest, issu de l’album Celtic Elf Music, composé par Derek Fiechter.